Céramique non tournée
des ateliers des Alpilles
[Patrice Arcelin]
A partir du milieu du second siècle avant notre ère, les productions provençales des régions occidentales fournissent davantage d'exemples régionaux, voire locaux, de céramiques modelées sans l'aide du tour, et d'excellente qualité (parois fines; cuisson plus élevée en four). Cette évolution technologique, si elle n'est pas une réelle nouveauté (voir CNT-PRO et CNT-BER), découle pourtant à cette époque des nouveaux besoins qualitatifs d'une société indigène en rapide transformation, du moins autour des agglomérations les plus dynamiques (arrière-pays de Marseille, région des Alpilles et sud du Vaucluse). Quelques décennies plus tard, le secteur de la chaîne des Alpilles (l'axe Cavaillon-Arles) voit dans la concrétisation d'un vaste ensemble d'ateliers (il y eut d'autres tentatives plus modestes; voir par exemple Arcelin 1981A, 105-106), un aboutissement de cette maîtrise croissante de l'artisanat céramique sans tour. L'apparition de véritables séries répétitives, parfois largement diffusées dans toute la Provence occidentale (les départements des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse), rend bien compte de la complexification rapide du tissu socio-économique régional de cette fin de l'Age du Fer. Car il s'agit non seulement d'ateliers régionaux issus des technologies traditionnelles, mais également d'une vaisselle usuelle commune, composée à 92 % de formes destinées à la cuisine et non à la table. En cela, les 'ateliers des Alpilles' s'inscrivent dans le droit fil de ceux de la région de Marseille (voir CNT-MAS) qui les ont précédés d'un bon siècle.
Entrevus après la seconde Guerre mondiale à Glanum par H. Rolland (1952, 75-76) qui les considérait alors comme tournées au vu de leur régularité, puis par A. Dumoulin (1965) à Cavaillon, ces ateliers sont identifiés en tant que tels et caractérisés à la fin des années 1970 (Arcelin 1979, 196-344), précisés à nouveau peu après (Arcelin 1985, 121-126). Peu de compléments sont intervenus depuis (Bats 1990A, 271-273). Les analyses physico-chimiques des pâtes céramiques de ces productions soulignent l'unité topographique des ateliers dont elles sont issues. Après l'enquête de terrain et la découverte de fragments de sole de four accompagnés de rebuts de cuisson, il est hautement probable de situer ces ateliers à Orgon, à l'extrémité est des Alpilles, près de grands axes de circulation terrestre et fluviale. L'observation typo-chronologique rend compte par ailleurs d'une assez longue durée des fabrications et de leur évolution. En dépit d'une discussion encore ouverte, faute de séquences stratigraphiques appropriées, on situera raisonnablement les premières productions de grande série vers 75 av. n. è. ou peu après. Ceci sous-entend l'existence d'une période probatoire préalable de fabrications plus ponctuelles et à faible diffusion durant le premier quart du Ier s. L'acmé de la production se place dans la seconde moitié du siècle: les séries les plus largement confectionnées sont alors très largement distribuées autour des Alpilles et dans toute la Provence occidentale (près d'une centaine de points de découverte à ce jour); quelques exemplaires circulent même vers la moyenne vallée du Rhône (Vienne, Lyon) ou le long des côtes provençales avec la vaisselle de bord des navires (épaves de la Madrague de Giens, de Fréjus, de Juan-les-Pins?). Le Rhône forme cependant une barrière étanche à une circulation identique vers le Languedoc oriental. L'importance grandissante des céramiques communes tournées gallo-romaines, aux alentours du changement d'ère, précipite la fin des fabrications vers 10-20.
La vaisselle des ateliers (à laquelle il conviendrait d'adjoindre des doliums et des objets domestiques, tels des plaques décorées et des chenets) est modelée dans deux grandes catégories proches de terre argileuse, visuellement très caractérisées (des kaolinites ferrugineuses naturellement dégraissées: Arcelin 1985, 123). Sans insister sur les modes de montage, de finition et de cuisson (on se reportera ci-après aux commentaires succincts du catalogue des formes de CNT-ALP), on retiendra seulement trois traits généraux de cette production culinaire qui permettent de dégager quelques remarques primordiales:
- la composition morphologique demeure proche de celle développée dans la basse vallée du Rhône au cours des trois siècles précédents: domination du pot ou urne (64,4 %), stabilité des faitouts/plats à four ou jattes (18,8 %) et faiblesse régulièrement accrue des vases ouverts pour manger, plus généralement des récipients de la table. S'insérant dans un conservatisme autochtone, il est clair que ces fabrications sont destinées, à l'inverse de celles des ateliers de la région de Marseille, aux populations indigènes. On en déduira également que celles-ci n'ont pas globalement modifié, autour des Alpilles comme ailleurs en Provence occidentale, leurs modes alimentaires en ce début de la romanisation. La cuisine du bouilli l'emporte toujours nettement sur celle du rissolé ou du frit.
- la commercialisation de cette vaisselle est inégale: limitée à une part de 20 à 50 % des céramiques de cuisine dans les villages et les hameaux, elle dépasse les 90 % dans les vastes agglomérations (Cavaillon ou Glanum par exemple). L'existence et le développement des ateliers sont liés au fait urbain naissant, aux besoins nouveaux d'une société mieux articulée en couches sociales plus individualisées.
- enfin, les choix micro-typologiques des fabrications découlent sans conteste (et avec force) des traditions indigènes (formes et décors dans plus de 70 % des productions), mais également de l'intégration d'autres caractères esthétiques et morphologiques puisés dans les céramiques italiques importées. Au-delà du phénomène de mode (pourtant sensible dans l'évolution des technologies employées), la présence plus conséquente de nouveaux modèles de jatte, de plat à four et de plateau inspirés de types italiens, renforce la perception de l'amorce d'une transformation des modes de vie autochtones, du moins dans les principales agglomérations où se concentrent ces nouveautés.
Si l'on ne connaît pas concrètement ces ateliers et leurs modes d'organisation pratique (aucune installation fouillée), l'analyse critique de la soixantaine de groupes (homogénéité lâche) et de séries (homogénéité serrée) laisse entrevoir un aspect plus intimiste du comportement des populations indigènes durant le siècle qui les confronte aux premières influences de la société italique conquérante, puis à son emprise politique au lendemain de l'effacement du partenaire grec marseillais.
Etudes régionales de référence pour la vaisselle non tournée des ateliers des Alpilles
Provence: Dumoulin 1965; Arcelin 1979; Arcelin 1985.